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Alexander Lernet-Holenia

Alexander Lernet-Holenia ou le fantasme du passé

Pollet, Jean-Jacques: Alexander Lernet-Holenia ou le fantasme du passé. In: ders.: Introduction à la nouvelle fantastique allemande. Paris: Edition Nathan 1997, S. 90-93.

Alexander Lernet-Holenia (1897-1976) ne saurait bien entendu être rattaché à la culture pragoise. Il n'y a pas plus viennois que cet aristocrate officier de cavalerie, né trop tard pour connaître la monarchie habsbourgeoise dans sa gloire. Il demeure cependant qu'une partie tout au moins de son oeuvre prolifique (romans et nouvelles, mais aussi pièces de théâtre et recueils lyriques) n'est pas sans parenté avec l'écriture perutzienne, parenté d'ailleurs signée par le fait qu' A. Lernet-Holenia relut et édita Le Judas de Léonard (Der Judas von Leonardo, 1959), le roman posthume de son ami Leo Perutz salué "comme un maître particulièrement vénéré".

La nouvelle intitulée Le Baron Bagge (Der Baron Bagge), publiée en 1936, est regardée à juste titre comme un paradigme de tout le fantastique holénien. Il s'agit d'un récit de guerre, comme d'ailleurs la plupart des grands romans de l'écrivain - L'Étendard (Die Standarte, 1934), Le Régiment des Deux-Siciles (Beide Sizilien, 1942), Mars en Bélier (Mars im Widder, 1941). Un certain baron Bagge, lieutenant de dragons, raconte comment au début de l'année 1915, sur les contreforts des Carpathes, son escadron essuya une attaque violente de l'armée russe, au passage d'un pont sur la rivière Ondawa. Mais Bagge, apparemment, sortit sain et sauf de l'affrontement, atteint simplement à la tempe par la projection d'une pierre. Lui et les survivants se replièrent sur la petite ville voisine de Nagy-Mihaly, que Bagge - étrange coïncidence -, connaissait par l'histoire de sa mère: celle-ci y avait en effet vécu deux ou trois ans du temps de son premier mariage, lorsque son mari commandait le régiment de l'endroit; elle fréquentait à l'époque la famille des Szent-Kiraly, dont la petite fille Charlotte lui paraissait être un très bon parti pour son fils. "Mais ensuite sa mère mourut et il oublia toutes ces choses. "A peine entré dans la ville, Bagge est reconnu par "une jeune femme grande, étonnamment mince, avec des yeux d'un bleu fantastique", qui n'est autre que Charlotte. Après quelques heures seulement, elle lui avoue son amour, lui confiant qu'elle sait tout de lui à travers ce que ses parents lui ont rapporté et qu'elle l'a en fait toujours attendu depuis l'enfance. La même nuit, elle se glisse dans sa chambre et s'offre à lui. Atmosphère étrange cependant: toute la contrée semble épargnée par la guerre, "l'absence totale des troupes russes étant complètement incompréhensible et laissant même une impression inquiétante". Bagge reçoit bientôt l'ordre de partir en reconnaissance avec quelques hommes pour repérer les positions de l'ennemi. Lorsque, au bout de deux jours de vaines recherches dans une campagne baignée de brouillard et apparemment désertée par toute la population, Bagge regagne la garnison, le commandant lui annonce que le régiment lève le camp dans les prochaines heures. Bagge court retrouver Charlotte à un bal masqué où toute la bonne société de la ville a été conviée. Saisis tous deux par de sombres pressentiments, ils décident de célébrer leur mariage sur le champ, en "une étrange et fantomatique cérémonie" qui réunit les invités de la mascarade. Bagge part avec "la certitude absolue qu'il ne reviendra jamais plus". Au bout de quatre jours de marche, le régiment s'apprête à passer un pont au milieu de fumées et dans un énorme fracas, "comme provoqué par de gigantesques chutes d'eau". Bagge, à cet instant, se réveille. Il se retrouve allongé, le front ensanglanté, au milieu du pont de l'Ondawa, pris sous la mitraille. Presque tous les hommes, autour de lui, ont été fauchés. Il comprend que, touché par une balle, il a en vérité perdu connaissance durant quelques secondes et que tout ce qu'il croit avoir vécu à Nagy-Mihaly n'était donc finalement qu'un rêve.

En quoi la relation du rêve, dans Le Baron Bagge, diffère-t-elle de la relation d'une expérience du même type dans le cadre d'un récit dit "réaliste", c'est-à-dire respectant rigoureusement les règles du vraisemblable? Dans ce dernier cas, le récit se doit d'installer, comme on sait, une différenciation explicite entre ce qui relève de la conscience vigile et ce qui appartient à l'expérience onirique. La reconnaissance de celle-ci s'opère, rappelons-le, sur des signes démarcatifs de la séquence narrative (entrée et sortie de songe, ex.: il s'assoupit/perdit connaissance - il se réveilla/sursauta, etc.), sur une syntaxe du récit (fonctionnement d'une logique événementielle n'obéissant pas nécessairement aux règles de la causalité), enfin sur le sémantisme même des événements narrés (qui transgressent éventuellement les normes de crédibilité et/ou de bienséance). Face à ce cahier des charges, Le Baron Bagge apparaît comme un récit qui tend à effacer au maximum les indices de différenciation de l'expérience onirique. Pas de signe démarcatif inaugural, des événements qui s'enchaînent suivant une rigoureuse logique causale (la rencontre, le mariage avec Charlotte s'inscrivant parfaitement dans l'histoire antérieure), enfin aucun élément qui puisse être qualifié à proprement parler d'invraisemblable, si ce n'est la disparition inexpliquée des troupes ennemies. Pour attester du caractère onirique de l'aventure, il ne reste en définitive que le signe démarcatif final du réveil. Mais sans celui-ci, il n'y aurait dans la chronologie de l'épisode lui-même que quelques vagues notations d'atmosphère, quelques détails curieux - comme par exemple le fait que Bagge, le premier soir, n'arrive pas à s'expliquer comment Charlotte a pu rentrer dans sa chambre alors que la porte était fermée à clef de l'intérieur et que la clef, de surcroît, était restée dans la serrure -, mais qui, à vrai dire, n'apparaissent véritablement signifiants que rétrospectivement. En fait, le texte tisse une rigoureuse continuité entre le début du récit, qui relève de la sphère de l'histoire réelle perçue par une conscience vigile, et l'aventure onirique ellernême. Si bien que s'opère une sorte de chiasme qui croise les catégories du rêve et de la réalité: "Au fond de moi-même, note finalement Bagge, ce rêve demeure réalité tandis que la réalité ne m'apparaît plus que comme un rêve."

Pour ce qui est du contenu même du rêve de Bagge, on peut dire qu'il exhibe une signification fantasmatique primaire correspondant tout à fait à la description freudienne du fantasme comme "scénario imaginaire figurant, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l'accomplissement d'un désir et, en dernier ressort, d'un désir inconscient (Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1967). Sans entrer dans le détail d'une interprétation psychanalytique serrée, il est tout à fait évident que le personnage de Charlotte représente un substitut de la figure maternelle. Mais au-delà, le rêve de Bagge se charge également d'une valeur symbolique, dont le sens excède celui d'une simple traduction psychologique du passé du rêveur. Il ouvre sur ce que l'écrivain appelle l' "étrange royaume de l'entre-deux", entre le réel et l'imaginaire, entre la vie et la mort. Cette dimension mythique est appelée par la recherche d'une réponse à la question du sens de la destinée de l'individu dans l'Histoire: "Peut-être que toute cette catastrophe, cette hécatombe de plus d'une centaine d'hommes ne s'est-elle produite qu'afin que quelque chose qui ne pouvait plus se réaliser dans la vie, parce qu'il était trop tard, se réalisât au-delà..." Le rêve de Bagge, comme celui de la plupart des héros holéniens, est une vision du royaume des morts. Lui-même l'interprète en ce sens, soulignant que tous ceux qu'il a rencontrés à Nagy-Mihaly, y compris Charlotte, appartenaient déjà, au moment où il les imaginait, au "royaume de l'irrévocable, dont personne ne revient". Dans cette représentation, la mort transforme rétrospectivement la vie individuelle en destinée - parenté avec L. Perutz -, cela dans la mesure où elle offre l'accomplissement d'un pré-dit, scelle un retour à l'origine. Ce qui constitue le fantastique holénien, c'est précisément que la signification fantasmatique et la signification mythique se confondent, que Charlotte puisse s'interpréter à la fois comme une figure de l'inconscient personnel de Bagge et comme une figure symbolique sortie du poème de Mallarmé explicitement cité par le texte de la nouvelle: celle dont chaque coup d'éventail, devant le miroir, fait "redescendre / Pourchassée en chaque grain / Un peu d'invisible cendre / Seule à me rendre chagrin".

Reste à éclairer la fonction que prend l'aventure onirique dans l'existence du héros. Bagge en tire une sorte de détachement souverain à l'égard de la réalité de la guerre, en particulier à l'égard des conduites fanatiques, comme celle du commandant Semmler, dont le caractère tout à fait irresponsable est à l'origine de l'hécatombe. On a beaucoup glosé sur le conservatisme de Lernet-Holenia, en oubliant parfois de relever sa condamnation sans appel du national-socialisme. En même temps, cette expérience lui prescrit une règle, peut-être insensée, de fidélité à l'égard de soi-même qui fait de lui, pour le reste de ses jours, une sorte de chevalier de l'absurde à l'image de Menis, le héros de L'Étendard, qui, dans la débâcle de la monarchie habsbourgeoise, se fait le gardien de l'enseigne sacrce de son régiment. Aventure réelle ou rêvéc, Bagge considère qu'il s'est effectivement uni à Charlotte et entend rester fidèle, indéfectiblement, à son engagement. Le fantastique, qui, chez Lernet-Holenia, naît de la coïncidence entre le fantasme et le mythe du passé, est une manière de se donner, encore, une raison de survivre.

Fantastique et héraldique

Postface Jean-Jacques Pollet: Alexander Lernet-Holenia: Le Comte Luna, Christian Bourgois éditeur, France, 1999; ISBN 2-267-01504-8)

Publié en 1955 et dernier grand texte d' A. Lernet-Holenia, Le Comte Luna est une "fiction d'actualité": roman du désarroi de l'immédiat après-guerre et de la mauvaise conscience autrichienne.

Le jugement d'Alexander Jessiersky sur "l'occupation allemande" (sic) n'est pas différent de celui de Philipp Branis, le héros hofmannsthalien du Comte de Saint-Germain (Christian Bourgois éditeur, 1994): l'installation de la dictature national-socialiste vérifie le pressentiment de la laideur du réel. Mais tandis que Branis ne survit pas à l'Anschluss, la défiance de Jessiersky s'étend à toute la période de la prétendue dénazification et reconstruction démocratique. La victoire des Alliés et la "libération" n'ont pas fondamentalement effacé la laideur du réel, mais confirmé au contraire que le monde appartenait désormais aux" commerçants qui, de temps en temps, se font la guerre". Il semble que le processus de dégradation, qui, comme on le sait, s'enclenche selon A. Lernet-Holenia avec la chute de la monarchie habsbourgeoise - racontée dans L'Étendard (À paraître chez le même éditeur) -, soit irréversible. Mais par rapport à d'autres récits d'avant-guerre, le constat est ici dressé par un personnage qui, loin d'être un représentant nostalgique de la société aristocratique, patticipe - et même profite cyniquement -, en vertu de sa situation sociale, de l'évolution moderne. Le héros holénien n'est plus étranger à son temps; il y est impliqué, sans doute à son corps défendant, mais à ses risques et périls.

Alexander Jessiersky apparaît en tout cas beaucoup plus compromis dans la laideur nazie que Philipp Branis. Par sa faute ou, simplement, en raison de son indifférence, le comte Luna meurt en camp de concentration. Jessiersky se reconnaît coupable, comme il dit, "par indolence" - l'aveu vaudrait-il pour toute la nation autrichienne? - et le Revenant, dès lors, sera la figure de sa mauvaise conscience.

L'histoire de Luna, pas plus que toutes celles des autres romans de Lernet construits sur le "revenir" d'un au-delà - Cuba dans Mars en Bélier (Christian Bourgois éditeur, 1990), Hagen dans L'Homme au chapeau, le comte de Saint-Germain, etc. -, ne se confond cependant pas avec le modèle "classique" de l'histoire de revenant. Même si l'essentiel du récit est focalisé sur Jessiersky, l'anachronie de la structure narrative ainsi que les interventions auctoriales persuadent facilement le lecteur qu'il a affaire à un délire de persécution. Jessiersky lui-même conquiert d'ailleurs certains moments de lucidité où il prend conscience de sa paranoïa et s'avoue que ce fantôme dont il se dit victime n'est qu'un fantasme, un double de son propre moi: perdu dans les conjectures sur la généalogie de l'Autre, il finit par confondre les ancêtres de celui-ci avec les siens propres, ce qui le conforte dans "l'impression étrange de ne faire qu'un avec son ennemi mortel". La spéculation généalogique - une obsession de Lernet que l'on retrouve dans tous ses romans, mais qui est ici plus présente qu'ailleurs, peut-être même encombrante - doit être comprise comme un travail de l'imaginaire, où la chronologie s'abolit dans l'étymologie, la mythologie - Luna, en fin de compte, signifie "lune" et représente, littéralement, le portrait manquant dans la galerie familiale de Jessiersky. L'histoire de revenant est relativisée non seulement par le mode de narration, mais par l'intrigue elle-même. Les "apparitions" reposent toutes sur des méprises, à la limite du grotesque: un vieux monsieur pervers qui distribue des bonbons à une petite fille dans un jardin public, un amant qui fait un bruit d'armure en s'enfuyant par le grenier... Autant de parodies d'apparitions spectrales qui, de surcroît, sont à l'origine de meurtres en série. L'histoire de revenant devient ainsi, en quelque sorte malgré elle, un roman criminel. La littérature policière - que côtoient bon nombre de romans de Lernet-Holenia, tels Le Régiment des Deux-Siciles, J'étais Jack Mortimer ou encore Les Îles sous le vent - fournit ici comme l'envers trivial, le succédané ironique d'une improbable histoire de fantôme. Mais tout ceci ne signifie pas pour autant que le fantastique soit véritablement désavoué. Il se joue simplement à un autre niveau.

Que le comte Luna soit mort depuis longtemps et qu'il nourrisse le fantasme du héros ne lui enlève rien, d'abord, de son caractère menaçant. Alexander Jessiersky devient un dangereux meurtrier pour tenter d'échapper à son poursuivant imaginaire; mais ce faisant, il devient l'objet d'une poursuite réelle de la part de la police - si bien qu'il tue, en fait, autant pour faire exister Luna que pour se débarrasser de lui. Comme pour Philipp Branis dans Le Comte de Saint-Germain, le meurtre est un sursaut dérisoire pour se soustraire au poids du passé, se prouver à soi-même sa souveraineté... En vain. L'ultime vision, dans le labyrinthe des catacombes romaines qui rappelle les souterrains du Konak de L'Étendard, interprète toute l'existence du héros en termes de fatalité personnelle et de quête d'identité: à travers toute sa conduite, Alexander Jessiersky n'a jamais cherché, "sans le savoir", qu'à se faire admettre dans la maison de ses ancêtres, pourtant (ou justement) de réputation douteuse. Cette prédestination n'a rien à voir avec un quelconque déterminisme: ce n'est pas la généalogie elle-même qui dicte l'existence, mais l'image que l'on s'en fait, que l'on en donne - une sorte d'héraldique.

La parenté d'A. Lernet-Holenia avec son ami Leo Perutz est ici évidente. Les fictions de Perutz, elles aussi, recueillent un certain nombre de thèmes du répertoire fantastique classique qu'elles varient et détournent au profit de la mise en scène d'une fatalité privée, expression d'un tourment de culpabilité - Grumbach dans La Troisième Balle, Josch dans Le Maître du Jugement dernier ou encore Demba dans Le Tour du cadran (Christian Bourgois éditeur, 1988). Chez les deux romanciers, l'histoire naît à chaque fois de la menace virtuelle que représente le passé; mais chacun d'eux traduit évidemment celle-ci à sa manière - globalement, le héros pérutzien souffre d'un "trop peu", son parent holénien d'un "trop plein" de souvenirs - et, surtout, n'accorde pas au sujet tout à fait la même marge de manoeuvre. Tandis que Perutz enchaîne irrémédiablement son personnage - la structure narrative "circulaire" du Tour du cadran illustre l'idée que s'il était donné à l'individu une seconde vie, celle-ci ne serait pas différente de la première -, Lernet-Holenia accorde encore une ultime responsabilité morale à l'individu face à l'Histoire: même si le remords de Jessiersky à l'égard de Luna n'est qu'une pièce dans la construction de son "blason" personnel, ce n'est pas un acte politique indifférent.

Tout cela pour nous convaincre, en tout cas, que Lernet-Holenia ne saurait être considéré comme un épigone tardif de la littérature fantastique "début de siècle", à la Gustav Meyrink, qui s'éteint vers 1930 avec l'avènement du nazisme. Avec lui comme avec Perutz, le fantastique s'est sécularisé, c'est-à-dire dégagé de la problématique et des effets du surnaturel. Il ne verse pas pour autant dans les exercices de style d'un Artmann, par exemple, qui joue simplement avec les bribes des grands mythes saccagés, Dracula ou Frankenstein. Le code fantastique, chez Lernet-Holenia, conserve sa pertinence mais au second degré, comme mode d'interrogation de l'inscription d'une fatalité privée dans l'Histoire. La leçon du Comte Luna est qu'une histoire de revenant est encore possible, même - et peut-être surtout - après Auschwitz.